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La société, telle que nous la vivons dans le monde occidental,  contient ses angles morts inaccessibles au regard des curieux.  C’est dans ces zones cachées que l’abus a la propension de se développer. Que ce soit dans une institution publique ou privée comme la famille,  ou encore dans une organisation politique ou religieuse,  l’angle mort se crée sous certaines conditions, au  nombre de huit, simultanément remplies.

La première condition est l’existence d’un rapport asymétrique entre les protagonistes.  Il s’agit d’une relation complémentaire du style maître-élève,  dirigeant-subordonné, où l’autorité est généralement détenue par une minorité. L’exemple classique est celui de la famille où les parents ont une autorité morale et physique sur leurs enfants.

La seconde est la coordination, directe ou indirecte, existant entre les protagonistes, détenant l’autorité, avec le pouvoir établi.  Par exemple, dans de nombreuses institutions religieuses,  les prélats jouissent d’un soutien politique et financier de l’état.

„C'est parce que nous sommes si desséchés nous-mêmes, si vides et sans amour que nous avons permis aux gouvernements de s'emparer de l'éducation de nos enfants et de la direction de nos vies.“

- Jiddu Krishnamurti -

La troisième est la situation de dépendance des  subordonnés envers ceux qui détiennent l’autorité. Ce n’est pas seulement le cas des enfants dans une famille, mais aussi celui des adhérents d’une secte et même des employés dans la plupart des entreprises.

La quatrième est l’isolation des personnes dépendantes, qui n’ont pas les moyens de se faire entendre, en dehors du cadre où elles se trouvent, et parfois même à l’intérieur. L’isolation peut être géographique, dans ce cas ces personnes sont en quelque sorte coupées du monde, elles vivent par exemple  dans une espèce de ghetto, ou psychologique, lorsque ces personnes n’ont pas la faculté de s’exprimer rationnellement,  parce qu’elles sont déboussolées ou traumatisées par l’abus qu’elles subissent.  Un autre facteur qui favorise l’isolation est la propension des dominants à diviser les dominés,  en les montant par exemple les uns contre les autres, et (ou) en les traitant différemment, en fonction de leur rôle dans le groupe.

La cinquième est la négation totale de l’abus de la part des dominants, qui prétendent au contraire agir pour le bien des personnes dont ils ont la charge, et qui n’hésitent pas, si le besoin s’en fait sentir, lorsqu’ils voient par exemple le pouvoir leur échapper,  de punir sévèrement ceux qui se rebellent.  Comme les dominants exercent un ascendant total sur leurs victimes, ils peuvent par exemple leur couper les vivres, les évincer, les mettre à la rue ou les attaquer en justice.  Les méthodes de rétorsion sont d’autant plus expéditives dans un état de non-droit.

La sixième condition,  corollaire de la précédente, est la parfaite  «harmonie » régnant entre les dominants qui tirent tous à la même corde, qui en règle générale représente aussi bien leur source de revenu que leur réceptacle de satisfaction égocentrique.  Ils se sentent investis d’une espèce de mission morale et éducative.  Ils se voient un peu comme les artisans d’un monde meilleur,  d’un nouvel homme.  Ces idées fixes, au sujet de la pureté de leurs intentions, sont d’autant plus répandues lorsque l’abus est répugnant.

La septième est l’état final de confusion  produit chez les subordonnés, par l’impression fausse véhiculée par les dominants, tendant à démontrer que la situation abusive est parfaitement normale.  Les dominés se culpabilisent alors, et en concluent de manière erronée, que ce sont eux qui ont des problèmes personnels, et non les pervers qui abusent d’eux.

La huitième est l’impunité dont jouissent les dominants. Puisqu’ils détiennent le pouvoir et qu’ils sont légitimement reconnus et protégés par l’autorité officielle, ils se voient rarement sanctionnés. Si tel n’était pas le cas, cela correspondrait à reconnaître implicitement les failles du système,  les angles morts que tout le monde se refuse à voir.

Lorsque ces huit conditions sont réunies, plus rien ne s’oppose donc à ce que l’abus se produise et surtout qu’il passe inaperçu. Dans les cas extrêmes, l’abus peut se poursuivre pendant des années. La violence que subissent les victimes revêt différentes formes, autant physiques que  psychologiques.

Au début du vingtième siècle les enfants « illégitimes », ou ceux dont les parents vivaient dans la précarité, étaient placés par l’état dans des familles d’accueils ou des institutions, au sein desquelles sévissaient parfois des individus sans scrupules, dans un contexte remplissant toutes les conditions décrites ci-dessus.  
De 1929 à 1955, au sinistre Institut Marini, situé en Suisse Romande, des enfants ont ainsi été brutalisés et violés dans l’indifférence générale. Durant près de 30 ans, ces abus ont été commis par des religieux censés apporter le réconfort et une saine éducation à des enfants, ayant déjà été traumatisés par l’éloignement forcé de leurs parents et familles.

Aujourd’hui, les angles morts sont peut-être d’une autre nature, mais ils n’en sont pas moins responsables d’une grande partie des problèmes sociaux. Des problèmes que les observateurs ont trop tendance à considérer comme de simples accidents de parcours. La problématique des millions d’enfants des banlieues élevés sans repère, dans la précarité, constitue un angle mort, une vraie bombe à retardement, dont les conséquences sont désastreuses. Il ne fait aucun doute que l’on peut désormais tirer un parallèle entre un horizon bouché par les carences affectives, et le développement successif d’une culture nihiliste avec ses dérives extrêmement violentes.

L’aliénation parentale institutionnalisée, à travers la protection sociale de parents représentant un danger pour leurs enfants,  conjointement à la stigmatisation et la mise à l’écart de parents dignes et responsables, est un autre angle mort de nos sociétés dites évoluées, provoquant chez les enfants un rejet des vraies valeurs familiales et une fuite en avant, difficilement contrôlable.

Dans la vie, comme sur la route, pour détecter les angles morts, il est d’abord nécessaire de détecter leur existence.  Il est ensuite important de ne pas circuler avec des œillères et de bien regarder en arrière, ainsi que sur les bas côtés de la route. Parfois un simple regard suffit pour prévenir les accidents. Cela demande bien sûr de ne plus penser à notre objectif immédiat qui se situe devant nous, et de prendre la peine de ralentir et de considérer la réalité sous un autre angle.

En l’occurrence, un angle privilégiant la dignité de la vie. Un angle qui tienne compte de l’existence des autres, et en particulier des êtres les plus vulnérables que sont les enfants, afin que le respect de leurs parents, ainsi que la société toute entière, leur soit dévolu inconditionnellement.